1914 Noël de la Légion par Maurice Goudeket

Noël de la Légion en première ligne avec ceux de Cracovie, Lodz, Lublin

par Maurice GOUDEKET

Paris-Soir, 11 september 1939

La compagnie de la Légion étrangère de laquelle je faisais partie comprenait une section polonaise. Je me sentis vite attiré vers cu grands garçons, un peu nonchalants au repos, ardents et intrépides dans le combat. Ils se distinguaient des nôtres par je ne sais quoi d’un peu raide et de cérémonieux, continuant à. s’appeler outre eux « Pani », c’est-à-dire monsieur.
Graves le plus souvent; rêveurs, sensibles à toute musique, leur regard bleu se durcirait dès qu’il était question de la Pologne opprimée.
Ceux de Cracovie, Lodz, Lublin, défendaient sur notre sol deux patries, et le sacrifice de leur vie leur paraissait léger.

Le « paysan » de Pologne

Notre sergent, Sciat, une. sorte de taureau blond qui nous venait des compagnies disciplinaires, n’avait pas très bien, il faut l’avouer, le maniement de cette espèce. C’était au fond – nous le découvrimes plus tard – un brave homme, habitué seulement à ne rien obtenir que par des rugissements. Ce qu’il, ne comprenait pas le mettait dans dès états de fureur aveugle et ne pouvait être, selon lui, qu’une malignité ou une insulte à son égard.
Mémorable fut la séance ou il se trouva chargé de recueillir et de noter la profession de chacun. Dans la section polonaise, qui bientôt devait devenir une compagnie, se mélangeaient sans heurt terrassiers, mineurs, ouvriers de toutes sortes à des intellectuels et à d’authentiques grands seigneurs. L’air peu éveillé, un gros nez et un collier de barbe dépassant seul son passe-montagne, accoutré avec négligence et fantaisie. P. par exemple, répondit
— Propriétaire terrien.
L’accent Inimitable de P. rendait, pour le sergent Sciat, ces paroles encore plus mystérieuses.
— Quoi ? hurla-t-il. Est-ce que vous vous f… de ma gueule? Je vous demande votre profession !
Des explications de plus é’n plus confuses suivirent au cours desquelles P. d’ailleurs imperturbable. se trouva menacé du conseil guerre, du peloton d’exécution et de divèrs supplices africains.
Enfin, les deux hommes tombèrent d’accord sur lé mot : paysan.
— Oui. oui. paysan, paysan, criait P., enehanté d’avoir trouvé enfin le mot juste.
Un Polonais avec qui je m’étais lié d’amité se pencha vers-mois et m’informa que le « champ » de ce paysan couvrait une moitié de province.

Noël dès premières lignes

Noue occupions, au début, le secteur assez calme de Prunay, au sud-est de Reims, C’était pendant l’hiver 1914-1915, en pleine guerre des tranchées.
Les Polonais, même ceux, assez nombreux, dont le métier était : terrassier ou mineur, montraient la plus grande répugnance à creuser des tranchées.
— Un soldat, disaient-ils ne s’enterre pas : il se bat.
Ils avaient de la guerre une conception un peu romantique, mais dès qu’on faisait appel à leur esprit de discipline, ils se soumettaient.
Par exemple, on hésitait à leur confier des patrouilles entre les lignes, de crainte qu’ils ne se jetassent sans espoir de salut sur les tranchées ennemies.
Toutes les trois semaines, nous aillons au repos, à deux kilomètres des premières lignes. Nous cantonnions dans de longues huttes basses qu’avaient construites les Sénégalais, au bord du canal de l’Aisne à la Marne.

“Am Aisnekanal”
Duitse Propaganda ansichtkaart uit 1915


C’est là que Noël nous surprit. Les Polonais se rendirent de hutte en hutte pour de cérémonieuses invitations : ils comptaient donner une fête.
Je fus parmi les élus. La fête commença vers quatre heures, le vingt-quatre décembre 1914.
La hutte des Polonais’ était décodée avec goût et ingéniosité. Ur grand arbre de Noël qui portait cent bougies nous menaçait à tout moment d’incendie: La neige, figurée par du coton hydrophile, les Polonais rayaient empruntée, au mépris des règlements, à leurs paquets dé pansèment individuel. Mais où s’étaient-ils procuré les victuailles et les menus cadeaux destinés à chacun ?

Une fête étrange

Fête étrange ! Le souffle d’une batterie lourde qui tirait paresseusement derrière noua couchait la flamme des bougies et de grandes ombrer passaient sur la paille où nous étions accroupis.
Le vin rouge avait beau circuler et même le Champagne, l’allégresse des Polonais se manifestait avec peu de bruit. Les visages continuaient de refléter avant tout la ferveur, la rêverie.
Mon voisin me parlait de Schopenhaùer. Chacun se levait à son tour, chantait ou récitait en polonais quelque poème. Ou encore ils chantaient à plusieurs voix et parfois en choeur.
Soudain léur choeur fut interrompu par dé violents sanglots.
C’était le sergent Sciat qui, bien qu’il eût décliné l’invitation des Polonais, écoutait, dissimulé par la nuit, et son âme simple débordait. A dater de ce jour il cessa de persécuter les Polonais.
On se retrouva à la messe de minuit én vue de laquelle lés Polonais avaient aménagé la grange d’une ferme encore épargnée par l’artillerie. ennemie. Il gelait les immenses portée dè la grange s’ouvraient sur un ciel bleu à force d’être clair, un ciel piqué d’étoiles, d’êtré clair, un ciel piqué d’étoilles, un ciel de Bethléem.
Sous la conduite d’un petit homme à moustache noire qui s’agitait comme un diablotin, les Polonais chantèrent des choeurs merveilleux. Voix gravés, voix aiguës se répondaient, sè fondaient harmonieusement, forçant lès larmes à nos cils. Un soldat, pèut-être un ancien prêtre, servit une messe que ponctuait le canon.
La cérémonie était à peine terminée, avions-nous regagné nos huttes, qu’une ‘vive fusillade éclata devant nous. En tant que compagnie de soutien nous fûmes instantanément alertés, et les rangs se formèrent aussitôt. J’avais peine à reconnaître les Polonais que je venais de quitter tant ces garçons aux visages embués de rêve s’étaient transformés en farouches guerriers aux mâchoires crispées.
Nous courûmes jusqu’aux premières lignes. Entre temps la fusil; lade s’était calmée, n’étant due qu’à une erreur.

Attaque

La Légion étrangère attaque ‘pour la première fois le 9 mai 1915 aux environs d’Arras, entre Ablain-Saint-Nazaire et Carency, en un point appelé les Ouvrages Blancs. Bien que nous eussions avec nous quelques vieux légionnaires, le haut commandement ne savait pas très bien comment nous nous – comporterions, noue autres nouveaux.
Au signal de l’attaque, quatre clairons bondirent de la tranchée et se mirent à courir en sonnant la charge sans arrêt et jusqu’à ce que chacun d’eux tombât mort.
Derrière ses clairons, toute la Légion sortit d’un bond, balayant tout sur son passage, courut pendant quatre kilomètres d’un tel élan qu’elle traversa, en dépit des ordres, notre propre tir de barrage. Les Polonais chantaient à gorge déployée. A leur tête, le sergent Sciat titubait de bonheur.

On nous annonce que M. Maurice Goudeket qui, avant la guerre, était trésorier de la Société des « Amis du Judaïsme », vient d’être blessé dans un des derniers combats. M. Goudeket, hollandais d’origine, s’est engagé dans la légion étrangère, ainsi que son frère, dès le début des hostilités. Il est en traitement dans un hôpital du midi et sa blessure est en voie de guérison.

[ L’Univers israélite. Éditeur : L’Univers israélite (Paris) Date d’édition : 1915-10-15 ]

M. Maurice Goudeket, trésorier des « Amis du Judaïsme )’, dont nous avons annoncé dernièrement la blessure vient d’être cité à l’ordre du jour : « Maurice Goudeket, agent de liaison du 1er Etranger, engage vo- lontaire, a fait preuve de sang-froid et de courage en transmettant des ordres sous un feu des plus violents. A été grièvement blesse ».

[ L’Univers israélite. Éditeur  :  L’Univers israélite (Paris) Date d’édition :  1915-11-19

© Copyright | NLLegioen | All Rights ReservedPowered by Crossing Over